Il aura suffi de si peu. Mais peut-on dire que ce n’était qu’un rien quand c’était là tout le temps. Depuis si longtemps. Quand dans chaque moment de silence, il résonnait à mes oreilles, quand il pesait sur mes épaules, nouait ma gorge et, souvent, noyait mes yeux. Peut-on dire que ce n’est rien quand en une seconde il est devenu l’essentiel ? Quand soudain, il représente la seule option possible, vraiment.
Si la vie repose sur un instant, un choix, alors oui, on peut dire qu’il aura suffi de si peu pour que tout bascule. De ce petit rien.
Ce matin, je me suis réveillée aux abords de la ville. Une bonne vingtaine de kilomètres me séparent des premières habitations. Les éclairages publics forment un halo jusque très haut dans le ciel et je suis sure que ce halo les dérangent, là-haut. D’ailleurs, le ciel est vide aujourd’hui. Ils sont partis.
Je dois garder mes distances. Les histoires sont trop nombreuses de ces nomades, de ces gens de passage qui dérangent, qui viennent perturber le cours paisible de ces vies bien rangées. Ils attisent la curiosité des uns, suscitent les craintes des plus suspicieux et finissent par devoir partir, presque toujours sous la menace.
On frappe à la porte. Je tourne la tête et je distingue une ombre qui se dessine derrière le fin rideau de tulle. Ce bout de tissu jauni m’abrite à la vue du monde extérieur depuis le début de mon voyage. Je dépose le plus silencieusement possible ma tasse sur le rebord de la fenêtre. Les effluves de café remplissent l’intérieur du camion et la vapeur, qui s’est échappée de la casserole en étain, a laissé d’étranges formes de condensation sur les vitres.
Il est tôt. Le soleil n’est pas encore totalement levé et j’ignore qui pourrait bien se tenir derrière la porte en métal. Qui aurait pu remonter le chemin, pourtant étroit et sans issue, au bout duquel je suis venue m’échouer, hier tard dans la nuit. Je ne comprends pas. J’écoute.
On frappe de nouveau. Je pourrais ignorer ces coups, légers, mais ils sont déterminés. Les lumières de la bougie que j’ai allumée au réveil trahissent de toute façon ma présence. La curiosité, la revoilà encore, elle. A pas feutrés, je me retourne et parcours en une fraction de seconde les mètres qui me séparent de la poignée. Je m’en saisis, mais mon corps entier me murmure de ne pas ouvrir cette porte.
De la main gauche, du bout des doigts, je soulève le rideau, doucement. Il aura suffi de si peu.
[...]
Musique : Wind Spirit / Bill Miller - Spirit songs